Témoignage, Nathalie Viot
Témoignage de Nathalie VIOT -
Fabrique 2/Lyon 2004 -Plate-forme d’expérimentation-
A partir d’extraits du film-témoignage réalisé par Nathalie Viot à l’issue de chaque journée de travail aux Subsistances de Lyon en janvier 2004.
1. Réseau
N. V. : Si je te parle de réseau, d'image-tuyau, est-ce qu'on s'inscrit comme ça dans une sorte de réseau ?
C.C. : Je ne sais pas si on s'inscrit dans un réseau. L'intérêt c'est que des gens se croisent et que des connexions puissent naître de ces croisements, se créer...
NV Est-ce que ça modifie le paysage entre les gens ces histoires de réseau?
CC ... Je dirais des rhizomes, des articulations, des connexions. On n’a pas assez parlé aujourd'hui des cellules nerveuses et du fonctionnement du cerveau…des cellules nerveuses qui à un certain moment se connectent, des gens qui se connectent en qualité de cellules. Les neurosciences ont révélé que la mise en place de nouvelles connexions se trouvait favorisée dans les situations d’apprentissage. Si un apprentissage est réitéré, au bout d'un certain temps, les connexions perdurent. On ne peut plus les effacer, elles sont inscrites dans le corps. C’est comme pour le vélo : tu as appris à faire du vélo, même si tu ne le pratiques pas pendant une longue période, au moment où tu remontes sur un vélo, ça fonctionne. C’'est de cet ordre-là…
NV Qu'est-ce qui t'intéresse dans cet apprentissage quand tu observes les personnes avec qui tu travailles aujourd'hui par exemple?
CC De créer, d'ouvrir de nouveaux champs d’exploration et à travers l'expérimentation et la pratique, de pouvoir renouveler les modes opératoires. Chacun possède ses modes opératoires. Comment se mettre en situation d'apprentissage dans le but de favoriser de nouvelles connexions pour inventer ?
2. Le temps
NV Est-ce que le temps que nous avons à travailler ensemble te semble suffisant pour expérimenter suffisamment ...?
CC Ce n’est pas une question de quantité, c'est une question de moment. Si le moment est juste pour la personne, cela peut aller très vite. Sinon, ce temps peut permettre de déposer des graines qui germeront quand les conditions de cette germination seront réunies. Ce n’est pas en faisant de la culture forcée qu’on sera plus efficient.
NV Le fait de découper Fabrique 2 en trois temps. Est-ce que au vu de l'expérience que tu as eue à Bordeaux, ces temps sont suffisants pour faire germer ce qui a été semé et ensuite renouveler une autre expérience sur des bases phénoménologiques ?
CC Je ne sais pas si c'est un temps pour faire germer, on ne peut pas savoir. Pour chaque personne, c'est différent. Il n'y a pas de règle qui dirait : on a un mois pour obtenir ceci et deux mois pour obtenir cela... Ce qui me semble important c'est qu'il y ait du temps, qu'on ne soit pas dans une simple accumulation mais qu’on ait des temps d’intégration… Que ce travail d'intégration soit proposé dans Fabrique. C'est un espace et un temps où d'autres choses vont se produire, où l’on va croiser d'autres choses. On ne les croisera pas de la même manière parce qu'on est dans Fabrique… Fabrique constitue un filtre momentané à travers lequel on perçoit évènements et informations. Il y a toutes sortes de croisements, un écheveau : tel film, telle musique, telle personne, telle oeuvre d'art, tel évènement de la vie... qui d'un seul coup vont faire sens différemment parce qu’on est inscrit dans ce projet.
NV La notion d'achèvement, c'est une notion que tu inscris au début du travail?
CC La notion d'inachèvement plutôt. C’est-à-dire accepter que ce sera de l'ordre de l'inachevé. On n’est pas là pour produire un objet. On expérimente une forme d’immersion totale dans un milieu. On est dans un processus, dans un mouvement une exploration.
3. L'apprentissage
NV Si on parle de prolongement et voire d'échange, des mots que tu as pu dire tout à l'heure, comment toi qui est là dans une situation d'apprentissage où tu dispenses un savoir que tu maîtrises, est-ce que tu fais le lien entre ton travail d'artiste chorégraphique et ce travail in-situ avec des gens qui ne sont pas forcément destinés à faire des choses à long terme avec toi dans une démarche de "présentation au public" ?
Comment est-ce que ça fonctionne ? Est-ce que tu arrives à séparer ? Est-ce que tu t'en sers ?
CC Ce n'est pas séparé du tout, c'est ça qui est intéressant ! Un dispositif comme celui de Fabrique, n'est pas si éloigné des dispositifs dans lesquels j'aime m'inscrire avec des partenaires choisis dans le cadre d'un projet et dans des moments de rendez-vous publics. C'est un peu la manière dont j’occupe de manière temporaire un lieu.
Il y a la question de la transmission d'un savoir. Pourquoi ça m'intéresse de transmettre ? Transmettre quoi ? Ce qui m'intéresse avant tout, c'est de transmettre des outils que je fais évoluer au fil des expériences en lien avec certaines problématiques. Je pars du constat qu'il y a souvent d'un côté l'apprentissage de techniques corporelles ou autres, et de l'autre côté, une réflexion théorique… Que ça a parfois du mal à trouver une connexion, une résonance pour chacun. Comment éclairer et faire résonner par le corps un texte théorique ? Je propose de laisser émerger idées et concepts dans un dispositif où le corps a été préparé, travaillé pour diversifier nos modes de perception, faciliter notre capacité à nous déplacer au cours des expériences. C'est une situation de transmission et d'apprentissage particulière que je propose à des personnes que je choisis. D’où ce désir de créer un espace, une plate-forme où ces rhizomes vont co-fonctionner et générer des molécules nouvelles, par assemblage, désassemblage et réassemblage de personnes, de projets, de désirs, d'idées... dans des rapports instables, moléculaires.
Ce n’est pas créer un groupe mais plutôt favoriser des croisements même très fugitifs entre des personnes qui cohabitent momentanément. D'un seul coup quelque chose se passe ! On ne sait pas ce que c'est au juste mais on sait qu'il s'est passé quelque chose…La base de ma pratique d’improvisation, c’est l'écoute, une attention à tout ce que je peux capter de ces présences en suivant un fil conducteur… Je ne sais pas ce qu'on va faire demain, je ne sais pas sur quoi va se terminer cette semaine. Mais je sens que le fil se déroule à partir de matériaux qui sont là, qui s’inventent là, qui vont rebondir. Je m'exerce à être dans cet espace, à l’habiter, à négocier ma place comme chacun d’entre nous...comme je le fais dans tous mes projets.
NV Est-ce que tu n'as pas peur que ces situations anéantissent malgré toi toute une partie de toi, de ce que tu recherches?
Est-ce que le fait d'essayer de comprendre l'autre, d'intégrer ce qu'il apporte à un processus, à ta recherche, ne mine pas quelque chose d'essentiel?
CC Ces situations me servent à préciser ma position et mes choix. Je m’exerce. Par exemple, ce n'est pas parce que des gens, en spectacle, attendent le rire que tu te mets à faire le clown. Mais percevoir cette attente, apprendre à en avoir conscience, constitue vraiment une aide. C'est justement ce travail de prendre avec soi les éléments présents…C’est très rapide. Ce n’est pas réflexif, c’est de l’ordre de l’instinct. Là, je flaire une piste, donc c’est là que je vais. Cela ne veut pas dire que le reste n’est pas intéressant, c’est juste qu’à ce moment-là je fais ce choix-là. Et je l’assume.
4. Intérêt à échanger
NV Donc on fait bien la différence entre écouter, comprendre et apprendre. J’ai bien compris que sur le comprendre, c’est un peu éliminé, mis de côté parce que ce n’est pas la question… en même temps, il y a tout de même un rapport de hiérarchie pour moi qui s’impose de lui-même, d’abord dans un rapport d’âge, de savoir, de connaissance…
Ce mot comprendre, ce n’est pas du tout négatif ou réducteur. Au contraire pour moi, c’est un acte phénoménologique très important, c’est un apprentissage de plus.
Je vois bien que tu peux prendre des autres, je veux dire quand ils sont là en train de suivre tes propositions, avec la présence de ces personnes avec lesquelles tu travailles, est-ce que ce travail tu ne pourrais pas le faire sans eux? Moi, ce que j’aimerais comprendre c’est à quel endroit ça t’apporte à toi en tant que Catherine Contour ? Qu’est-ce que ça fait que c’est nécessaire au reste ?
CC Ce qui est important c’est cet endroit d’hétérogénéité. Je ne sais pas qui sont ces autres. Il y a quelque chose d’assez inimaginable et d’incongru dans cet assemblage… Je ressens l’importance de multiplier les possibilités de nouveaux assemblages de personnes, les manières d’être ensemble. Pas un être-ensemble à long terme mais des être-ensembles momentanés, même fugitifs. Fabrique, c’est un atelier de l’être-ensemble.
5. Le désir
NV Aujourd’hui on a beaucoup parlé et beaucoup travaillé, je dis « on » parce que j’ai un peu plus participé qu’hier, on a beaucoup travaillé le corps. Tu nous as fait écouter le passage de Deleuze sur le désir, très intéressant sur la seconde partie et qui me pose plein de questions au niveau de la première partie, par exemple quand il cite : « une femme désire une jupe ou un chemisier…» puis qu’il parle d’agencement. J’aimerais bien que tu parles de cette notion de désir par rapport à ce que tu mets en place, là dans Fabrique.
CC Ce qui m’intéresse dans cette notion de désir, c’est qu’elle se relie à du pluriel. Le mouvement du désir s’articule avec la nécessité d’un agencement, de la mise en relation de plusieurs éléments hétérogènes. Le désir est important en tant qu’il met en mouvement plutôt qu’il ne referme sur un objet. Je désire selon Deleuze -du moins c’est comme ça que je l’entends- n’est pas réduit à je désire un objet donc je vais tout faire pour l’obtenir, mais le mouvement de ce désir va s’articuler avec tout un ensemble de paramètres tels qu’une lumière, une rue, un vêtement, une musique, une odeur… C’est un désir qui ouvre à une multitude de possibilités d’agencements, de ré-agencements.
NV Est-ce un désir qu’on pourrait nommer égocentré ou est-ce un désir qui tend à aller vers les autres ? Parce que dans la proposition de Deleuze, on a plus l’impression, du moins dans ce que j’entends, que c’est un désir égocentré. C’est-à-dire comment une personne qui désire être dans un certain état, qui désire une certaine chose, qui désire être dans un certain ensemble, crée à ce moment-là par son désir qui est seulement le sien et qui peut-être ne sera pas partageable aux autres. Comment est-ce que, toi par rapport à ce que tu mets en place ici, pour aller un peu plus loin dans le désir, comment ça peut à un moment donné se rejouer entre les personnes ?
CC Je n’entends pas tout à fait la même chose que toi dans ce que dit Deleuze. Il est égocentré parce que le point de départ, c’est moi mais le point d’arrivée, ce n’est pas moi. Ce n’est pas Moi qui fais plaisir à Moi, uniquement et exclusivement de manière réflexive. C’est un rapport beaucoup plus large qui ouvre au monde. Ce mouvement du désir va m’amener à sortir de moi. C’est un mouvement qui me permet de sortir de moi pour construire des agencements. Aller à la rencontre de lieux, de personnes pour, comme il le dit lui-même, inventer, fabriquer des agencements qui nous conviennent.
NV Comment est-ce que le désir peut être aussi réceptif et réceptacle ?
CC On peut considérer qu’il est très…gourmand, au sens où il veut ça et il veut ça, il veut ça et il veut ça avec ça. C’est pouvoir s’exercer à inventer des agencements. Ne pas arrêter le mouvement du désir aux seuls objets qu’on donnerait en réponse à ce désir.
6. Un travail à plusieurs
NV Donc dans ces pratiques du matin et de l’après-midi aussi avec ce travail à deux sur le guide, celui qui est en aveugle et cetera, comment est-ce que le corps prend sa place pour toi, dans un groupe tel que celui-là ?
CC On aborde le corps de différentes manières. La diversité des entrées permet à chacun de trouver la plus juste pour lui à un moment donné en fonction de son vécu.
NV Même si tu as expérimenté plusieurs techniques mais en même temps… Je ne vais pas raconter le déroulement parce que ça n’a pas d’intérêt, mais on était statique, on est resté en place, on ne s’est pas déplacé dans l’espace… Est-ce que tu penses que ça suffit pour ouvrir chez chacun ces entrées dont tu parles et comment ça se pratique ?
CC Il y a des personnes pour lesquelles le simple fait d’avoir une qualité de contact différente de celles dont elles ont l’habitude, c’est une entrée : une autre perception du corps et du monde à partir de cette légère ou énorme variation. Pour d’autres ça peut-être le fait de sentir leur axe pour la première fois, de le mettre en mouvement sur la musique, d’être relié à l’espace et aux autres de façon nouvelle. Consciemment ou pas, le corps se trouve dans une relation modifiée à son environnement. Tout ce qui va suivre se construit à partir de ce ressenti.
NV Qu’est-ce que tu perçois dans ce qui se passe, toi qui as une pratique de toutes ces pratiques ?
CC Je perçois le travail, que tous sont en travail, qu’ils traversent des expériences, des sensations…d’autres vécus corporels. Sur un tout petit détail parfois…c’est incroyable les retours que tu peux avoir de choses qui te semblent tellement évidentes et qui font événement pour certaines personnes…un mot qui nomme une partie du corps complètement oubliée ou absente, un contact…ce que ça peut réveiller dans le moment même ou plus tard… Chaque jour je tends à diversifier les approches, les explorations plutôt qu’à répéter des exercices. C’est mon parti-pris pour Fabrique.
7. Le corps comme vecteur
NV "Le corps n'oublie jamais" est-ce que cette pratique, celle du matin et de l'après-midi, insiste sur le corps en tant que vecteur, véhicule, véhiculant un tas de choses dont tu vas te servir pour travailler, ou pour ne pas travailler d'ailleurs?
CC ... Des choses dont ils pourront se servir à certains moments...avec moi peut-être et à des tas d'autres moments j'espère, en faisant le lien ou pas. Certaines des pratiques corporelles abordées ici peuvent avoir des répercussions dans un temps différé. Ce qui est fondamental c'est l'expérience que l'on traverse ensemble de manière très intime en respectant cette intimité du vécu de chacun.
NV C'est exactement là où se situe toute l'expérimentation de l'improvisation.
CC Oui, c'est d’apprendre à se nourrir... Tu parlais tout à l'heure du désir, de ce mouvement du désir, de sensations, d'expériences, d'images, d'objets... Oui, c'est comme une nourriture que tu collectes en filtrant. Pénètrent en toi des impressions qui marquent le corps -au sens d’y laisser une empreinte-, tout un crpus qui va constituer la matière à partir de laquelle se construit le moment de l'improvisation avec des spectateurs. C'est peut-être l'image de tout à l'heure, de la graine. A ce moment là, c'est celle-là qui se met à germer et elle ne germe pas là par hasard… C’est un peu comme la calligraphie, ça se compose, ça prend forme dans un geste unique qui nécessite une longue préparation sous forme de pratique.
8. L’expérience
NV Qu'est-ce que l'expérience ?
CC Nous travaillons sur la possibilité de transformer un vécu en expérience en étant attentif à la manière dont on traverse ces différentes pratiques, en étant attentifs à la prise de conscience qu’elles occasionnent.
NV Comment tu définirais quotidien et expérience?
CC Je ne sais pas définir quotidien ni expérience mais...c'est un état d'esprit de pouvoir...de développer cette capacité à transformer en expérience des moments vécus. Que les éléments que tu traverses se déposent à travers ces filtres en toi et constituent ton expérience… c'est comme ça que je peux en parler aujourd'hui… c'est au coeur de tous les projets.
9. Parole et récit
NV Par rapport à ce qu'on a fait aujourd'hui, qui était beaucoup d'exercices dans la matinée sur la parole, sur le son, sur l'être ensemble dans du son ou l'être complètement éclaté, par rapport à la ritournelle que tu nous a fait travailler, est-ce que tu pourrais expliquer pour toi la distinction entre parole et récit.
CC La parole m'intéresse beaucoup, je suis très sensible aux entretiens, au timbre de la voix et à tout ce qui se dit par et au-delà des mots. Ça paraît très banal à dire, mais c'est quelque chose que j'éprouve comme essentiel dans l'approche de l'autre. Il y a ce qui est dit avec les mots et tout ce que je peux entendre. On parlait hier de cette notion de désir, du désir d'aller vers l'autre, de rencontrer l'autre, qui se construit à travers un ensemble dans lequel sa présence physique, sa voix, le timbre de sa voix, la manière dont il va énoncer les choses ont une part très importante. La parole, l'homme de parole c'est un ensemble. Le récit, c'est autre chose. Je le rattache à la littérature et à la mythologie, aux grands récits, aux grandes épopées, quelque chose qui nous dépasse et qui nous réunit, qu'on se transmet... cette notion de transmission, de parole, les immémoriaux, c'est mystérieux…comme un bagage...de l’en commun...Cette mémoire de l'humanité qui est transmise sous forme de récit, une mémoire vive qui de façon imperceptible et inéluctablement se modifie. Ce mouvement-là m'intéresse d’une transmission qui fait évoluer, qui transforme.
NV Et tu ne lierais pas la parole au récit dans l'expérience?
CC Si bien sûr, mais justement ça m'intéresse en parlant du récit de cette manière-là, que la parole en tant que récit d’expérience puisse être entendue comme toute petite bribe d’un vaste récit.
Je pense à Borges, ses récits incroyables, cette idée de bibliothèque...à Kafka, enfin à tous ces auteurs qui sont hantés, habités par des bibliothèques mémoires de tous les livres. Il me semble que nous sommes tous dépositaires d'un fragment du vaste récit qui nous contient.
10. Y-a t’il encore de l’expérience ?
NV L'expérience, encore une fois, pas expérimentation mais expérience, l'expérience de l'expérimentation ou l'expérimentation de l'expérience, ça n’arrive pas à maturité parce que ça se construit sans cesse?
CC Oui, comme le phoenix c'est un cycle. Je ne perçois pas l'expérience comme le fruit d’un processus qui nous conduirait à un point culminant, un point final où tout s'arrêterait arrivé à maturité. Toute chose arrivée à sa maturation, pourrit, meurt pour renaître. Une forme de maturité de l’expérience serait de pouvoir redevenir un tout petit enfant, un tout petit bébé. Le grand danseur japonais Kazuo Ohno était incroyable ! Il ré-expérimentait le premier pas, le premier mot, le premier geste à quatre-vingt et quelques années, c'était possible pour lui, il ne se disait pas "je sais ce qu'est un pas, je sais ce qu'est un geste", il (re)découvrait. Son expérience ne se clôturait pas dans une sorte d'apogée mais ouvrait encore à de nouvelles découvertes, à un émerveillement...
11. Le lieu
NV Catherine, j’aimerais que tu définisses ce qu’est pour toi un lieu.
CC C’est drôle, c’était le sujet de mon mémoire de fin d’étude aux Arts Décoratifs : Lieu chorégraphique / Chorégraphie du lieu j’y posais la question du lieu. Ce qui m’importe aujourd’hui, je pourrais le nommer condensation. Je pense aux nuages, à la buée. Un point dans l’espace à partir duquel se crée une condensation dont je ne cerne pas les contours…(sourire) qui se crée, se reconfigure en permanence en fonction de ce qui se développe à l’intérieur. Je propose de l’appeler un lieu. Comment mon corps mobile dans l’espace peut-il rencontrer un lieu ? Comment peut-il en fabriquer un momentanément ? Qu’un espace réceptacle d’un événement devienne lieu de cet avènement pour les témoins et les acteurs… Je rencontre de nombreux échos à ces réflexions dans la notion d’hétérotopie chez Michel Foucault.
NV Avec ce que tu viens d’expliquer, puisque tous les projets sont un peu comme ça et c’est peut-être le cas de beaucoup de gens dans le spectacle vivant, comment est-ce que tu envisages la délocalisation ? Puisque si l’on parle de lieu, tout est toujours délocalisé, enfin le travail en lui-même, pour être relocalisé autrement, ailleurs.
CC Ça rejoint ce dont parle justement Gilles Deleuze dans ses mouvements de déterritorialisation. Tu emportes toujours avec toi une trace de la traversée d’un lieu. Il y a là un rapport au nomadisme. Tu transportes ces choses qui te chargent, moins au sens d’un poids que d’une charge électrique. Issus d’un mouvement respiratoire où alterne expansion et condensation, ces moments de condensation en une forme partagée pourraient constituer des hétérotopies.
12. Improvisation de la méthode
NV Aujourd'hui, on a travaillé le son à partir d’un travail corporel taoïste pour créer une hétérotopie. Donc, nous nous sommes déplacés dans un espace irréel, au sens qu’il n'existait pas, mais que nous l'avons créé pour ce lieu dans un temps donné. Est-ce que cette pratique-là, c'est par rapport à ce qui s'est passé depuis lundi, c'est-à-dire maintenant on est jeudi, que tu le décides aujourd'hui par rapport à ce qui s'est passé avant, ou tu es encore dans une improvisation de la méthode?
CC Je suis encore dans une improvisation. Hier soir au restaurant E. a crié très fort à quelque chose à M. qui lui a crié très fort quelque chose et sa voix n’est pas sortie du tout. J’ai pensé "tiens, on va travailler ça". Dans ma panoplie de pratiques corporelles il y a le yoga du son qu'à un moment je trouve important de pratiquer parce qu'il permet d'aborder la question des émotions en lien avec un travail énergétique. Le moment était désigné.
13. Lieu affectif
NV Pour reprendre le lieu affectif, puisque je me suis inspiré pour ce soir du texte de Foucault « Dits et Ecrits » de 1984 que tu as donné à lire, il y a une métaphore qui m’intéresse beaucoup. J’aimerais bien qu’on en parle par rapport à la proposition que tu as faites là depuis quelques jours sur se perdre dans cet espace, se perdre dans ses repères et finalement retrouver une nouvelle topographie, une nouvelle géographie dans cet espace dans lequel on est, dans Lyon aussi avec toutes les propositions d’itinéraires et de voyages que tu proposes ou qu’il (Foucault) propose. Foucault parle du voyage de noce comme « ce lieu de nulle part, cette hétérotopie sans repères géographiques », comme si cette défloraison, puisqu’il s’agit bien de ça, on parle bien de la femme, dans ce voyage de noce on parle rarement du garçon, comme si cet acte d’amour qu’on pourrait dire clinique pour passer d’un état à un autre, qui peut-être de l’ordre du rituel, mais là je parle vraiment de nos sociétés occidentales donc c’est un acte clinique qui permet de passer de l’enfance à l’adulte. Comment cette image raisonne chez toi par rapport à ce qui est en train de se construire sur l’itinéraire et les protocoles ? Parce que ça m’a semblé être très proche d’un seul coup.
CC Tu évoques de nombreuses choses auxquelles j’ai pensé et je trouve intéressant que tu les relies.
C’est un peu le rapport qu’on a avec le temps. On ne sait plus ce qui était avant, ce qui était après, mais il y a un avant et un après qui correspondent à des évènements ou à des condensations qui ne sont pas les mêmes pour chaque personne. Toute trajectoire a ses mouvements de bascule, son rythme de transformation.
NV Si je relie voyage de noce avec ce qu’on est train de faire, il y a deux choses pour moi. Depuis lundi on travaille l’itinéraire, l’itinérance, le déplacement, les déplacements qui créent des agencements, le fait que tu les ais envoyés dans Lyon par des sortes de protocoles qui leur ont permis de découvrir, de vivre non seulement une expérience physique mais une expérience topographique très différente et quand même on parle du corps donc forcément je le relie parce que pour moi c’est comme des rites assez initiatiques, ce rite du voyage même si c’est sur une topographie de deux kilomètres carrés, c’est déjà un voyage. Il y a soixante-dix pour cent des étudiants qui ne connaissent pas Lyon, il y a forcément un déplacement important. C’est pour ça que je voulais le relier vraiment, réellement parce que j’ai l’impression que se déclenchent, se détachent des choses physiques chez eux qui sont importantes. Pour certains en tout cas, ça se voit très clairement et pour d’autres, c’est peut-être encore plus enfoui, plus caché.
Epilogue
NV Comme c’était le dernier jour, que tout le monde devait partir à un moment donné, les moments ensemble étaient extrêmement longs. La journée est passée très très vite au contraire des autres jours qui ont parfois extrêmement duré.
C’est étonnant comme le temps est une notion très particulière et on l’a éprouvé à plusieurs moments dans plusieurs espaces pendant ces cinq jours. Qu’est-ce que ça crée pour toi un cycle comme ça ?
CC Nous avons constitué une vaste base de données dont chacun a une perception et aura un usage différent. Nous abordons ici la notion de projet. Qu’est-ce qu’un projet ? A partir de quoi se construit-il ? Nous avons échappé à l’attitude consistant à arriver avec une idée qu’il va falloir réaliser !
NV Est-ce que justement tu pourrais expliquer cette notion de projet ?
CC Cette pratique de l’improvisation que je développe je n’ai pas envie de l’imposer comme une méthode mais plutôt de la proposer comme une approche spécifique. Le projet comme projection instantanée d’éléments accumulés et composés avec ce qui est là, en étroite relation avec le contexte et le moment de la projection. Je parlais hier de cristallisation. Par exemple, dans ma proposition de collecter dans l’urgence du départ imminent une dernière chose, réside l’idée que dans ce choix-là, une cristallisation s’opère.
NV Comment tu ressens aujourd’hui tous les gens qui sont à bord du même bateau après ces cinq jours?
CC Je pense qu’ils sont contents de faire escale, moi aussi. Il est important pour eux d’aller retrouver leur cadre de vie, leur travail, leurs préoccupations… Ici, nous sommes en immersion totale…pas toujours confortable ! On est fatigué et en même temps chargé. Il me semble important de laisser décanter et nécessaire que d’une plateforme à l’autre il y ait un temps de digestion.
NV Le projet au départ c’était avec trois écoles et possiblement dans les trois villes : Lyon, Grenoble et Valence, en dehors de l’école parce que tu l’avais demandé, mais peut-être aussi dans la ville qui concerne les écoles. Finalement, on se retrouve aux Subsistances à Lyon. Est-ce que tu es contente de ce choix ?
CC Ça me va.
NV Mais dans ce déplacement, effectivement on est toujours à Lyon donc il y a des gens de Lyon, mais d’autres viennent de Valence ou de Grenoble comme ça aurait le cas à chaque fois, sauf que là c’est toujours les mêmes qui vont se déplacer.
CC Oui et…voilà (Rires) C’est un élément qui me paraît important, c’est très différent de vivre ce temps loin de chez soi ou en restant chez soi. J’observe que ceux qui sont loin de chez eux sont amenés à développer des stratégies de survie, des modes d’adaptation, qu’ils sont dans un état de disponibilité beaucoup plus grand.
NV C’est exactement pour ça que je te posais la question, c’était pour sentir que le déplacement qui est une forme de voyage permet aussi de revenir à ses instincts primaires, de survie ou d’agencements. Parce qu’il faut en plus aussi composer avec cette situation-là. Et du coup, j’ai l’impression que c’est une donnée très importante dans le projet. Je me rends compte aussi que par rapport aux matériaux qu’ils peuvent rapporter, c’est très différent quand tu es à cent kilomètres ou quand tu es dans ta ville. Et ça, je trouve que ça modifie le projet. Enfin c’est une réflexion… Je ne sais pas si tu la partages mais…
CC Oui tout a fait. C’est très perceptible…
NV Une chose importante encore pour moi, effectivement la prochaine plate-forme, c’est aussi improviser, on ne sait pas ce qu’on a à faire exactement, on ne sait pas ce qui va se passer, d’accord. En même temps, ils ont maintenant une sorte de bagage, ils ont accumulé une petite valise sur leur paquetage et ça c’est important aussi.
CC C’est ce que je disais tout à l’heure, on verra ce avec quoi chacun arrive, ce qu’il aura eu envie de s’approprier, de transformer… C’est ça qui va construire la prochaine étape.
NV Pour toi aussi ?
CC Oui, pour moi aussi !